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Entrisme

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Lev Davidovitch Bronstein, plus connu sous le nom de Léon Trotski, père de l'entrisme.

L'entrisme consiste à faire entrer de manière concertée des membres d'une organisation militante dans une autre organisation rivale, voire dans l'appareil de l'État bourgeois, afin d'en favoriser la désorganisation, la déstabilisation ou la destruction. Terme issu de l'histoire du léninisme et du trotskisme, il désigne une stratégie politique révolutionnaire ; il est aussi employé depuis lors pour décrire des pratiques du même ordre (infiltration, noyautage, etc.) de mouvements, mouvances (politiques, religieuses) dans des organisations (par exemple : l'État).

Objectif de l'entrisme

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L'objectif de l'entrisme est d'influer sur l'orientation de l'organisation ciblée et d'affaiblir la puissance de son courant d'idées, pour infléchir la stratégie de l'ensemble de l'organisation noyautée.

Il existe deux types d'entrisme : officiel (que Léon Trotski appelle « à drapeaux déployés ») et clandestin. L'entrisme organisé par une entité pour préserver son pouvoir ou pour se préserver d'une opposition est proche du lobbying, ou : défense d'intérêts.

Le recours à l'entrisme est envisagé lorsque le mouvement trotskyste se sent trop faible et trop peu influent face aux soubresauts de l'histoire ou, au contraire, face à l'apathie des masses ouvrières qui se tournent plutôt du côté des partis communistes nationaux ou des partis sociaux-démocrates.

Pour les trotskystes, la seule voie pour donner une efficacité concrète à leurs idées reste alors de chercher à influer sur des mouvements moins radicaux, avec un rôle effectif dans la vie politique.

L'entrisme trotskyste a fonctionné pendant des périodes relativement courtes, avant que le mouvement ne change une nouvelle fois de stratégie. Son opportunité a prêté à débat dans le mouvement, provoquant parfois des affrontements, voire des scissions.

1934 : l’entrisme comme stratégie de court terme

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La genèse de l’entrisme est à chercher dans le contexte de l’entre-deux-guerres, marqué par la montée du fascisme d’un côté et par le stalinisme de l’autre. L’époque est déroutante y compris pour le mouvement trotskyste. C’est ainsi que, selon Daniel Bensaïd, « les recommandations de Trotsky pendant les années 30 épousent au mois près les fluctuations d'une situation mouvante »[1]. La stratégie varie donc et l’entrisme correspond à l’une des orientations trotskyste au cours de l’année 1934. Trotsky publie le premier article à ce sujet, dans La Vérité, le , sans le signer[2]. Le , Raymond Molinier, chef de la Ligue communiste, signe lui aussi un texte intitulé « Unité organique? Oui ! » dans lequel il va jusqu'à envisager la fusion entre la SFIO et le PCF[2].

Cette année est en effet marquée par l’émergence de courants mettant en danger la social-démocratie. En Autriche, l’insurrection ouvrière est brutalement réprimée tandis que les émeutes du 6 février 1934 à Paris[3] déstabilisent la Troisième République. Face à cela, Trotsky créé des ailes gauches actives dans les partis socialistes. La Ligue communiste passe alors dans la SFIO, regroupée autour de la tendance du groupe Bolchévique-léniniste (BL). Il écrit à Marceau Pivert, représentant de l’aile gauche de la SFIO (« Gauche révolutionnaire »):

«  Les bolcheviques-léninistes se considèrent comme une fraction de l’Internationale qui se bâtit. Ils sont prêts à travailler la main dans la main avec les autres fractions réellement révolutionnaires[4]. »

C'est ainsi qu’au cours de l'année 1934, l’entrisme « à drapeau déployé » — des partisans issus d’une organisation X se regroupent en « tendance », « courant », et tentent d’infléchir les orientations de la SFIO — se développe. Après 1935, les trotskystes, exclus par Léon Blum, créent en 1936 le Parti ouvrier internationaliste (POI).

1952-1953 : l'entrisme comme stratégie à long terme

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Les années 1950 correspondent à une vague d’entrisme clandestin dans les partis communistes nationaux. L’époque est celle de la cristallisation de la guerre froide. Les trotskystes se sentent plus que jamais impuissants dans le jeu politique mondial. C’est alors qu’une partie de leurs dirigeants est tentée par cette stratégie de déstabilisation, cette fois tournée vers les partis communistes alignés sur Moscou. C’est ainsi que Michel Pablo propose cette stratégie. Il constate que « la réalité sociale objective […] est composée essentiellement du régime capitaliste et du monde stalinien »[5]. Il en déduit que le seul moyen pour les trotskystes d’influer efficacement sur la vie politique et d'essayer l’efficacité de leurs théories est de mobiliser les travailleurs dans les partis qui les représentent. Il s’agit à l’époque des puissants partis communistes des pays occidentaux. Il précise que « cette intégration doit commencer par les organisations périphériques pour arriver jusqu'au parti communiste même »[6]. Selon Pablo, le militant doit « mettre tout à fait à l'arrière-plan sa qualité de trotskyste ». Il désigne les organisations visées.

Cette clandestinité répond au monolithisme d'alignement stalinien des partis communistes de l'époque. Il anticipe également et promeut les ruptures radicales qui ne pourront manquer de se produire, d'après les trotskystes. C’est pourquoi Daniel Bensaïd parle d'un « entrisme spéculatif »[1]. Il apparaît que cette stratégie est le seul moyen d’action d’un mouvement qui dénonce « l’usurpation du pouvoir par une bureaucratie privilégiée » en URSS[7].

Elle provoque de nombreux antagonismes. Elle sera l'une des causes du plus grave déchirement qu’ait connu la IVe Internationale depuis sa création. En effet, dès l’énoncé de ses thèses, Michel Pablo est critiqué. Marcel Bleibtreu, secrétaire du PCI, refuse cette stratégie. La rupture a lieu avec le congrès de . La majorité du PCI lambertiste refuse l’entrisme dans les organisations staliniennes. Celui-ci acte la stratégie d'entrisme, tout en provoquant de graves scissions.

De nombreuses personnalités du trotskisme telles que Félix Guattari, Denis Berger, Gabriel Cohn-Bendit, Lucien Sebag se montrent critiques vis-à-vis de cette pratique.

Années 1960-1970

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Le terme d'entrisme est également employé pour qualifier une tout autre pratique de noyautage de l'Organisation communiste internationaliste (OCI) issu de la scission de 1952. Paradoxalement, c'est ce mouvement opposé à l'entrisme qui utilise ces mêmes méthodes au cours des deux décennies suivantes.

Cette stratégie ne donne pas de résultat notable. Par exemple, bien au contraire, Lionel Jospin, dont Edwy Plenel affirme[8] qu'il avait été infiltré par l'OCI dans le PS, aurait peu à peu renoncé à ses idéaux de jeunesse en adhérant finalement au parti socialiste, tout en cumulant ses remises de rapports à Pierre Lambert (dirigeant du mouvement trotskiste international) et ses responsabilités politiques socialistes.

Depuis 1974, un courant trotskyste entriste, Vonk - Unité socialiste, existe dans les partis socialistes belges : PS et SP, puis SP.A et du syndicat socialiste FGTB. Il a ultérieurement adhéré à la Tendance marxiste internationale.

Années 1990 : concept d'« entrisme » islamique

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En Algérie, le Front islamique du salut pratique l'entrisme dès la fin des années 1980[9].

En France, l'ouvrage Les Territoires perdus de la République (2002) décrit des actions d'entrisme islamique[10]. Le Rapport Obin (2004) témoigne d'actions relevant de l'entrisme islamique[11].

D'après l'anthropologue Florence Bergeaud-Blackler, le mouvement des Frères musulmans vise notamment à déstabiliser des organisations publiques, par des méthodes qui relèvent de l'entrisme[12]. Ces analyses sont critiquées par d'autres universitaires[13].

En , le premier ministre Gabriel Attal évoque un « entrisme islamiste » dans les écoles françaises et accuse certains groupes[Lesquels ?] d'introduire des préceptes religieux comme la charia dans le système éducatif. Ces propos suscitent des critiques, notamment de la Grande Mosquée de Paris, qui juge l'utilisation du terme « entrisme », issu de l'idéologie trotskiste, inapproprié dans ce contexte[14].

En , Élisabeth Borne, alors ministre de l'Éducation nationale, reprend le terme dans le journal Le Parisien : « Je dis qu'il faut interdire le port de signes religieux dans les compétitions sportives. Mais il faut que l'on prenne ce problème dans sa globalité. Au-delà des interdictions, il est donc important que l'on agisse pour lutter contre la progression de l'entrisme dans la société. »[15].

Le 2 mai 2025, le ministère de l'intérieur rend public un rapport sur l'islamisme politique en France[16].

Notes et références

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  1. a et b Daniel Bensaïd, Les Trotskysmes, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2002.
  2. a et b Christophe Nick, Les Trotskistes, Fayard, 2002, p. 199
  3. Trotsky note alors : « Le 6 février, quelques milliers de fascistes et de royalistes, armés de revolvers, de matraques et de rasoirs, ont imposé au pays le réactionnaire gouvernement Doumergue, sous la protection duquel les bandes fascistes continuent à grandir et à s'armer. Que nous prépare demain ? » (Où va la France ?, 1934)
  4. Lettre de 1934.
  5. Article « Où allons nous ? », revue Quatrième Internationale, février-avril 1951.
  6. Rapport de février 1952 cité par Jean Jacques Marie dans Le Trotskysme et les trotskystes, Armand Colin, 2002.
  7. La dialectique de la révolution mondiale, commission paritaire préparatoire au VIIe congrès mondial de 1963.
  8. Edwy Plenel, Secrets de jeunesse, Paris, Stock, 2001.
  9. https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/freres-musulmans-islam-entrisme-france-politique-islamisme
  10. https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2021/01/08/les-territoires-perdus-de-la-republique-retour-sur-pres-de-vingt-ans-de-polemique-autour-de-la-laicite-a-l-ecole_6065657_4500055.html
  11. https://shs.cairn.info/revue-humanisme-2020-4-page-91?lang=fr
  12. https://lanef.net/2023/05/15/entrisme-de-lislam-en-europe-entretien-avec-florence-bergeaud-blackler/
  13. Lucie Delaporte, « L’islamologue Florence Bergeaud-Blackler : derrière le buzz, des travaux déconsidérés et des méthodes décriées », sur Mediapart, (consulté le )
  14. « « Entrisme islamiste » : la Grande mosquée de Paris dénonce les propos d'Attal », sur Le Dauphiné Libéré, .
  15. « Affaire de Bétharram : Elisabeth Borne évoque « une forme de #MeToo scolaire » », sur Le Monde,
  16. https://www.interieur.gouv.fr/actualites/dossiers-de-presse/publication-du-rapport-freres-musulmans-et-islamisme-politique-en

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Articles connexes

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Bibliographie

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  • Daniel Bensaïd (2001), Résistances. Essai de taupologie générale, Fayard, 2001